Cet article est publié à l’occasion du premier anniversaire du Colloque International sur la Contribution d’Haïti à l’Émancipation des Peuples dans le cadre de la Lutte Globale contre le Colonialisme et l’Esclavage, organisé par l’Université d’État d’Haïti (UEH) et le Ministère des Affaires Étrangères et des Cultes (MAEC).
Le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti (RUEH) et le Ministère des Affaires étrangères et des Cultes (MAEC) ont organisé un colloque international du 14 au 16 novembre 2023 à l’hôtel Montana, sur le thème « Contribution d’Haïti à l’émancipation des peuples dans le cadre de la lutte contre l’esclavage ». Le jeudi 16 novembre, Dr Laurent Dubois, professeur d’Histoire et des principes de Démocratie à l’Université de Virginie, États-Unis, a présenté une conférence intitulée « Les Archives de la contre-plantation ».
Dans sa conférence, le professeur Dubois a commencé par une réflexion sur les archives de la Révolution haïtienne, avant de se concentrer sur celles de la contre-plantation. Cet historien belge interroge la manière dont on peut percevoir les continuités entre les combats contre l’esclavage et pour l’indépendance, et comment le peuple haïtien, après 1804, a tenté de vivre et actualiser les principes d’autonomie, de souveraineté et de liberté.
Pour saisir ces continuités et comprendre les effets de longue durée de la révolution dans la société et la culture haïtienne, il croit qu’il est nécessaire de développer une approche inclusive de l’histoire de la pensée politique, tenant compte de diverses formes d’expression et d’articulation.
Marlene Daut, citée par Dr Dubois, a dans son ouvrage Awakening the Ashes, démontré comment la pensée haïtienne sur l’écriture de l’histoire a longtemps imaginé et propulsé des innovations méthodologiques, en continuité avec la radicalité de la Révolution haïtienne.
Selon les historiens haïtiens, il est impossible de comprendre les révolutions atlantiques sans considérer les actions et les perspectives philosophiques ou politiques des esclaves de la Caraïbe. C’est dans la Caraïbe que l’universalité des droits humains est proclamée de la manière la plus radicale avec une révolution anti esclavagiste menée par des esclaves de Saint Domingue. Alors que tout cela s’est produit, l’abolition de l’esclavage s’est procédé dans une période très courte en Haïti et à un moment important de l’histoire.»
Pour le professeur Dubois, le mouvement anticolonialiste et anti-esclavagiste émerge de la plantation, ce qui veut dire que pour le comprendre, on doit écrire l’histoire politique de la pensée des esclaves. Ce qu’il propose d’appeler « l’histoire intellectuelle des esclaves ».
Bien que ce projet présente des difficultés empiriques et méthodologiques, le conférencier affirme que les archives haïtiennes offrent des documents importants sur la manière dont les esclaves d’origine africaine ont interprété et articulé leur vision des droits humains, de la liberté et de la démocratie. La circulation des idées se faisait non seulement à travers les textes écrits mais aussi par oralité. Il cite Julia Scott qui, dans The Common Wind, a montré comment les navires atlantiques transportaient non seulement des marchandises et des esclaves mais aussi des nouvelles idées politiques.
Le professeur d’histoire souligne que la Révolution haïtienne a vu se croiser l’expérience concrète de l’esclavage et les questions abstraites de liberté et de citoyenneté, produisant un foisonnement politique complexe. Il poursuit pour rappeler que les sociétés de plantation dans la Caraïbe, formées par la transculturation, ont créé une nouvelle culture. Cette culture formée au sein des plantations et des villes de Saint-Domingue rend possible la révolution haïtienne qui, elle-même, en son tour, transforme les pratiques culturelles.
Comment illustrer cette dynamique ?
Dr Dubois a présenté deux documents illustrant cette dynamique. Le premier est un texte islamique produit à Saint-Domingue quelques décennies avant la Révolution, et qui nous rappelle qu’en fait, parmi toutes les cultures qui participent à la Révolution haïtienne, il y a aussi une culture coranique qui vient de l’Afrique de l’Ouest. Le second est un document assez remarquable, contenant une liste de noms des troupes de Toussaint Louverture, qui a été écrit durant la révolution haïtienne. Dans cette liste, on voit que les noms qu’utilisaient les esclaves n’étaient pas du tout les noms que les maîtres leur donnaient.
Après 1804, l’histoire de l’État haïtien présente de nouveaux défis, notamment en raison de l’éparpillement et de l’incomplétude des archives. Toutefois, d’excellentes études sur le début du XIXe siècle existent, et il reste encore beaucoup à faire pour comprendre les débuts de l’État haïtien et la vie haïtienne de cette époque.
Les débuts de l’État haïtien et de la vie haïtienne au XIXe siècle
Et là, particulièrement, Dr Dubois pense qu’on doit axer sur la construction de ce que Jean Casimir appelle le système de contre-plantation, un nouveau monde bâti dans les campagnes, sur les ruines du système esclavagiste par la majorité des anciens esclaves. S’étant libérés de l’esclavage, ils ont créé un nouveau monde, un nouveau système. C’est un système qui vise non seulement à détruire et à dépasser la plantation, mais aussi à se préparer pour se défendre contre toute nouvelle tentative du retour de la plantation.
La contre-plantation, dit-il, est une citadelle culturelle et économique vouée à la préservation de la liberté et de l’autonomie, de la liberté d’action et de mouvement du peuple rural en Haïti. Alors ce système, bien entendu, ne s’étend pas en toute liberté. Il y avait un conflit fondamental, déjà central dans la révolution.
Ce conflit oppose ceux qui veulent continuer un système de plantation, notamment Louverture et d’autres, et ceux qui veulent éliminer la plantation et éviter son retour. Le premier groupe se base sur l’idée que seule la plantation peut assurer la prospérité d’Haïti
Selon M. Dubois, Michel-Rolph Trouillot a bien décrit ce conflit dans le titre de son livre État contre nation. Le succès et l’ancrage du système de contre-plantation posent un immense problème pour l’État et ses élites.
Face à l’impossibilité d’arrêter la conquête de l’espace rural, les stratégies pour contrôler l’État et les ports révèlent un conflit enraciné et persistant dans la société haïtienne. Casimir souligne qu’il est crucial de comprendre comment la nation s’est construite, souvent en opposition à ses élites et aux catégories coloniales, tout en prenant en compte que la majorité de la population est d’origine africaine.
Avant la Révolution haïtienne, 400 000 esclaves par an, principalement d’Afrique centrale, arrivent dans la colonie, selon le professeur. Ce qui explique qu’il y a bon nombre de personnes pour lesquels l’expérience de l’esclavage colonial est en fait une petite tranche de vie entre leur vécu en Afrique et leur vécu de la période révolutionnaire haïtienne.
La première génération réinvente le présent à travers les combats révolutionnaires, les marronnages, les processus militaires, et la création de nouvelles institutions, avec le créole, le système du lakou, et le vaudou comme fondements culturels.
Le lakou, présent sous différentes formes dans la société rurale haïtienne, représente à la fois un territoire et un ensemble de principes sur la propriété et la transmission des terres. Cette importance est directe pour les familles et symbolique pour les lignées. Le système du lakou combine production pour les marchés internes et exploitation de denrées telles que le café. L’historien croit qu’on connaît bien un peu les grands axes de ce système, mais écrire plus de détails sur comment il émerge est un grand défis.
Où se trouvent les archives de la contre-plantation ?
On peut se demander où sont les archives de ce système de contre-plantation qui n’est pas un système étatique mais un système de culture pour lequel on doit développer des archives alternatives ou nouvelles. Dr Dubois affirme que les archives de ce système de contre-plantation se trouvent souvent dans des archives alternatives, telles que les chansons vaudou.
Il ajoute que la recherche ethnographique sur les traditions culturelles, comme celle de Rachel Beauvoir-Dominique, montre l’importance de la mémoire historique dans ces traditions. Les chansons vaudou, telles que celles sur les Lakou et l’expérience de l’esclavage, offrent des perspectives uniques et des contre-mémoires sur l’histoire haïtienne.
La peinture haïtienne, de même, offre des archives visuelles de la contre plantation, selon l’historien qui a mentionné trois exemples : une peinture de France des Pyrénées sur la colonisation, une œuvre de Madsen Mompremier représentant la création du drapeau haïtien, et une peinture de Pauleus Vital de Jacmel illustrant les pratiques agricoles du système de contre-plantation. Ces œuvres mettent en lumière des aspects importants de l’histoire haïtienne et le système de la contre-plantation.
Le professeur Laurent Dubois conclut en soulignant que la recherche sur ces archives, qu’elles soient écrites, orales ou visuelles, est essentielle pour comprendre et préserver l’histoire de la contre-plantation et la révolution haïtienne.
La conférence de Laurent Dubois s’inscrit dans le cadre d’un colloque international visant à mettre sous les projecteurs la contribution d’Haïti à la lutte contre l’esclavage. Organisé par le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti et le Ministère des Affaires Étrangères, cet événement s’est tenu du 14 au 16 novembre 2023 à Port-au-Prince, réunissant des historiens, universitaires et chercheurs de divers horizons.
Pendant trois jours, les participants ont échangé sur des thèmes tels que l’émancipation des peuples, l’héritage de la Révolution haïtienne, et les défis contemporains liés à la mémoire de l’esclavage. Ce colloque, par son ampleur et la qualité des interventions, a permis de réaffirmer la place centrale d’Haïti dans l’histoire mondiale des luttes pour la liberté.