L’entrepreneur Dimitri Vorbe note sur son compte Twitter le discours suivant : « Sim konpren, siw al manje nan restoran epi se us ki nan poch ou, ou paka peye avel, fow al la bank pouw chanjel en gde epi tounen al peye ! Tet chaje ! » [Sic] Il s’agit là d’exprimer son étonnement comme s’il était tombé des nues.
Il a en effet appris que l’État haïtien arrête, par le biais d’un arrêté publié dans le journal officiel Le Moniteur, les dispositions susceptibles de l’amener à mettre en application l’article 6 de la Constitution de 1987 amendée en vigueur qui confère que « l’unité monétaire est la gourde. Elle est divisée en centimes ».
D’un tel étonnement d’un entrepreneur haïtien, la question qui se pose consiste à se demander tout simplement s’il faut s’en étonner et le cas échéant pourquoi le faudrait-il ? En d’autres termes, quelles seraient les considérations qui justifieraient l’étonnement d’un tel étonnement ?
Dimitri Vorbe, loin d’être un individu qui s’exprime au gré de ses calculs immédiats est un acteur de grande étoffe appartenant à une catégorie sociale bien spécifique. Il s’agit des entrepreneurs qui entreprennent à l’haïtienne.
L’entreprise haïtienne fonctionnant typiquement à l’haïtienne évite de courir des risques d’entreprendre dans la production et dans la création des richesses, mais se contente d’acheter et de revendre, à moins qu’il s’agisse de la sous-traitance.
Cela dit, les entrepreneurs n’existent que de nom, attendu que le terme convenable est bien celui de marchand ou de commerçant. Mais toujours se cachent-ils derrière les masques d’un folklorisme bon teint, d’un maquillage de nationalisme puéril au prix d’un seul objectif : défendre leurs intérêts immédiats, contingents, mesquins au grand dam de la formation sociale haïtienne.
Par ailleurs, avec la complaisance des dirigeants issus de l’ère post-1986, les commerçants dits entrepreneurs disposent librement des facilités pour imposer leur dictat et la tâche s’avère davantage plus facile en contrôlant également le secteur dit financier.
L’enjeu est de taille. Non seulement ils ne participent pas à la création des richesses et empêchent l’émergence de nouvelles entreprises, mais surtout ils contribuent à la paupérisation des autres catégories sociales de la formation sociale.
Or, rien de plus insidieux, rien de plus délétère dans un procès de paupérisation que la fluctuation de la monnaie. Rien de plus odieuse que la complaisance de l’État haïtien en faveur de l’anarchie monétaire où chacun fait à son gré, occultant par-là même que la monnaie est l’un des symboles de la République et d’identité nationale.
Cela étant, rien d’étrange dans l’étonnement de Dimitri Vorbe et il serait alors vraiment inconséquent de s’en étonner. Par naïveté ou par cynisme, l’inconséquence s’accuserait, hic et nunc, de son propre chef.
Le secteur commercial auquel appartient Dimitri Vorbe, à l’instar des imposteurs qui, au lendemain de 1986, occupent l’avant-scène sociopolitique haïtienne en se faisant appeler, expressis verbis, forces de changement, secteur démocratique, sans oublier leurs thuriféraires, tous contribuent à faire métamorphoser la formation sociale haïtienne en une société d’apartheid.
La formation sociale haïtienne fait face à de multiples problèmes. Si tant est qu’il faille tenter de les résoudre ou à défaut d’en chercher des pistes de solution, il s’avère indispensable de commencer quelque part et de prendre le taureau par le corne.
La route se révèlera longue et épineuse et le risque de vaciller entre Charybde et Scylla demeure. Prendre un arrêté pour mettre en application l’article 6 de la Constitution de 1987 amendée en vigueur disposant de la circulation d’une seule et unique monnaie sur le territoire de la République est peut-être un bon pas.
Le cas échéant, il s’agit de retirer le pays du statut de singulier petit pays où tout se fait hors norme et hors principe comme dans une pétaudière. Nul autre pays n’accepte que deux ou plusieurs monnaies circulent à la manière dont cela se fait en Haïti et l’histoire est longue.
L’histoire nous apprend que la monnaie portant l’effigie de César et la monnaie grecque en circulation dans les régions voisines de Jérusalem n’y étaient guère valides et qu’il fallait changer en monnaie juive à toutes fins utiles, si bien que des changeurs menèrent leur activité à l’entrée du Temple de Jérusalem avant d’avoir été chassés une fois pour toutes.
Bref, si tant est que l’arrêté soit un bon pas, il en reste quatre-vingt-dix-neuf autres à faire et à faire, instabilis tellus, innabilis unda, sans pourtant s’enliser dans les eaux fluviales du Styx.
Prof. Luné Roc Pierre Louis, Ph.D.
Chercheur en Sciences sociales
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